mardi 21 octobre 2014

L'argumentation : boîte à outils pour l'analyse !



QU'EST-CE QU'UN TEXTE ARGUMENTATIF ?

I Définition (lire FMH, p. 166a, Fr-2de, p. 488, Bordas 1°, p. 294)
"De même que le texte narratif fait passer d'un état initial à un état final au moyen d'un processus de transformation, de même le texte argumentatif fait passer d'un stade de pensée initial (thèse refusée) à un stade de pensée final (thèse proposée) au moyen d'un processus d'argumentation" (Alain Boissinot, T.A. , p. 37). Cf texte de Jean Lacouture "Journalisme et vérité" : "En apparence ..."
            Rem. : Un texte argumentatif contient souvent des passages de type expositif (informatifs ou explicatifs) et un passage de type injonctif (ou prescriptif), surtout à la fin du texte, pour inciter à l'action par exemple.

II Le thème et les thèses en présence :

1) Le "thème" : On appelle "thème" le sujet abordé dans le texte.

2) La notion de "texte dialogique"

 a) "Thèse proposée" et "thèse refusée"
    Le texte argumentatif est essentiellement le lieu d'un discours contradictoire sur le réel ; deux points de vue , deux "voix" s'y croisent  et s'y expriment de façon plus ou moins explicite : celui de l'argumentateur, celui des tenants de la thèse qu'il s'agit de réfuter. (FMH, p. 174a, Bordas 1°, p. 350)
   C'est ce caractère "dialogique" du texte argumentatif qui marque sa spécificité  (T.A. , p. 38)

b) Voix et polyphonie (lire FMH, p. 174a, Fr-2de, p. 488, Bordas 1°, p. 295b)
    Le texte argumentatif crée un dialogue avec ses adversaires dont il fait entendre la voix ( en les désignant comme "eux", "on" ou "vous") et parfois aussi avec ses partenaires, les lecteurs, qu'il peut interpeller ( en utilisant le "vous") ou auxquels il peut s'associer (en utilisant le "nous" ou le "on"). (St.V.)
Voir ci-dessous, §3 I, les indices de personne.
  Il est particulièrement important de ne pas attribuer à l'argumentateur des points de vue qui ne sont pas les siens, mais qui, évoqués dans des mécanismes ironiques ou concessifs, renvoient à d'autres énonciateurs. (T.A. p. 26)

c) Qui parle ?
    O. Ducrot distingue :
- L'"auteur empirique" de l'énoncé : c'est son producteur réel, souvent mais pas toujours confondu avec le locuteur ;
- le "locuteur" (celui qui "parle") : c'est "un être qui, dans le sens même de l'énoncé, est présenté comme son responsable, c'est-à-dire quelqu'un à qui on doit imputer la responsabilité de cet énoncé. C'est à lui que réfèrent le pronom je et les autres marques de la première personne". (lire FMH, p.66a)
- l' "énonciateur" : c'est quelqu'un dont on entend la "voix" dans le discours, mais qui n'a pas les propriétés caractéristiques du locuteur (notamment la désignation par la première personne).
  Ainsi dans la première scène de Britannicus, lorsque Agrippine répond à Albine qui évoquait la vertu de Néron,
"Et ce même Néron, que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit."
l'hémistiche "que la vertu conduit" n'exprime pas le point de vue du locuteur, Agrippine, sans pourtant renvoyer explicitement à un locuteur différent. (T.A. p. 24-25). 2° ex. : Texte de Jean Lacouture, "Journalisme et vérité".

3) Le dialogue fictif (ou dialogisme)
  A l'intérieur d'un texte argumentatif, on peut lire parfois un dialogue fictif avec l'adversaire dont les propos sont rapportés sous forme de fausses questions. (Fr. 2de, p. 488a)
  L'interrogation oratoire (ou rhétorique) est une question qui n'appelle pas de réponse, tant on veut faire apparaître cette dernière évidente. C'est une manière de forcer l'adhésion du public. (D. Bergez et al. , Vocabulaire  de l'analyse littéraire, Dunod, 1994, art. "Dialogisme" ; FMH, p. 168b)

III Démontrer, convaincre et/ou persuader, délibérer

1) Définitions  (lire doc. de synthèse sur ce sujet et FMH, p. 166, Fr-2de, p. 489a, Bordas 1°, p. 255)
            Démontrer, c'est partir d'une proposition donnée comme vraie et mener un raisonnement déductif qui conduit à une conclusion irréfutable ; la démonstration est une démarche scientifique.
                Convaincre, c’est justifier la thèse qu’on a choisie pour la faire adopter par autrui ; les arguments utilisés sont d’ordre rationnels et logiques.
            Persuader, c’est faire appel aux sentiments, aux émotions et/ou s’adresser davantage aux désirs inconscients et irrationnels de l’individu qu’à sa raison et à ses intérêts bien compris.
             Délibérer, c'est prendre une décision ou adopter une opinion à l'issue d'une confrontation d'idées.

2) Art de manipuler le destinataire (FMH, p. 169b ; BEL., p. 164-5)

a) Adapter les arguments au destinataire et les registres à la situation :
Pour convaincre ou être persuasif, l'auteur doit connaître son destinataire et disposer son argumentation en fonction de ce qu'il sait de son caractère. Cf Pascal : "En sachant la passion dominante de chacun, on est sûr de lui plaire."
  De même, dans sa fable "Le pouvoir des Fables" (VIII, 4), La Fontaine met en scène un orateur d'Athènes qui ne se fait écouter qu'après avoir rendu son discours conforme aux attentes des citoyens...en racontant une histoire !
(...) Si Peau d'âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant."
b) Faire découvrir la vérité
    La meilleure façon de toucher le destinataire de l'argumentation est de le faire participer à la découverte de la vérité dont on veut le convaincre (cf l'ironie socratique).
   "On se persuade mieux, pour l 'ordinaire, par les raisons qu'on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres." (Pascal )

c) User de l'action oratoire pour émouvoir : mise en scène du discours par les gestes, expressions du visage, ton de la voix ... (FMH, p. 169a)

IV  Thèses et systèmes de "valeurs" (lire Bordas 1°, p. 294a)

1) Définition : En morale, on appelle "valeur" une idée qui est considérée comme digne d'estime, et qui oriente la vie des hommes  (St.V., p. 157). Cf. l'appel aux valeurs supérieures, in doc. "Convaincre et persuader"

2) Les couples de valeurs opposées (T.A. , p. 56-7)
Un procédé constant de l'argumentation est de référer les thèses en présence à des systèmes de valeurs qui eux-mêmes opposent deux pôles, dont l'un se trouve valorisé et l'autre dévalorisé (hiérarchie d'ailleurs souvent réversible suivant les sociétés et les époques).
   Ainsi le couple passé/avenir revient très souvent en argumentation, mais une époque conservatrice valorisera la fidélité au passé, et donc les thèses qui lui sont associées, alors qu'une époque de croyance au progrès inversera le procédé.
    Ces valeurs au nom desquelles on argumente, sont souvent laissées implicites parce qu'on les tient pour évidentes (ou parce qu'on veut les présenter comme allant de soi...).


INDICES A ANALYSER DANS LE TEXTE ARGUMENTATIF

L'analyse et le rapprochement des indices textuels permettent d'étayer les hypothèses initiales d'interprétation (T.A. , p. 51)
(voir "grille de lecture du texte argumentatif" dans T.A. p. 59)

I Les indices d'énonciation (lire FMH, p. 66)

1) Les indices de personne et les usages argumentatifs des pronoms :
 a)  les déictiques (cf Fiche n° 10)
  Ce sont les termes qui articulent l'énoncé sur la réalité extra-linguistique en faisant référence à la situation de communication (pronoms personnels de la première et de la deuxième personne, système des temps, marques de localisation temporelle du type ici et maintenant , qui demandent à être interprétés par rapport à celui qui parle).
     Il s'agit là, selon la distinction de Benveniste, des caractéristiques du discours, par opposition au système du récit. (T.A., p. 51-52) ; on parle aujourd'hui d'énoncé ancré ou coupé de la situation d'énonciation (lire FMH, p.66, Fr-2de, p. 493)

 b)  "On", "nous", "je" (lire Fr-2de, p. 488b bas)
  La diversité des emplois du pronom "ON" et surtout l'ambiguïté qu'ils permettent d'entretenir sur la personne donne à ce pronom un rôle essentiel dans les textes argumentatifs.
  Le pronom "on" a tantôt un caractère inclusif, tantôt un caractère exclusif. La Grammaire du français contemporain (Larousse) indique :"Le on peut englober un je, un tu, un nous, un vous, un il, un ils, etc., ou les exclure" et cite un exemple d'Apollinaire :
"Il y a si longtemps qu'on fait croire aux gens

Qu'ils n'ont aucun avenir

Qu'on en a pris son parti."
Le premier on exclut le je qui est inclus dans le second. (T.A. , p. 80 ; exemples p. 80 à 84)
La souplesse de on permet de constituer un système où le même pronom revêt trois valeurs différentes :
            - les tenants de la thèse refusée, que je récuse ;
            - tout le monde ;
            - nous ( = moi qui argumente + mes lecteurs et même ceux qui initialement adhéraient à la thèse refusée)
  La stratégie argumentative consiste à obtenir la plus large adhésion possible à la thèse proposée, donc à passer du premier on (exclusif) au troisième (inclusif).
     Exemple : "On ne s'élève contre les progrès de la civilisation que par l'obsession des préjugés : on continue de voir les peuples comme on les voyait autrefois, isolés, n'ayant rien de commun dans leurs destinées. Mais si l'on considère l'espèce humaine comme une grande famille qui s'avance vers le même but ; si l'on ne s'imagine pas que tout est fait ici bas pour qu'une petite province, un petit royaume restent éternellement dans leur ignorance, leur pauvreté, leurs institutions politiques telles que la barbarie, le temps et le hasard les ont produites, alors ce développement de l'industrie, des sciences et des arts, semblera ce qu'il est en effet, une chose légitime et naturelle. Dans ce mouvement universel on reconnaîtra celui de la société, qui, finissant son histoire particulière, commence son histoire générale." (Chateaubriand, Préface du Voyage en Amérique, 1827) L'adversaire est désigné ici par un "on" à valeur générale et souvent péjorative, à distinguer de celui qui inclut le lecteur : "si l'on considère..."

2) La position de l'argumentateur par rapport à l'énoncé se lit dans certains traits de subjectivité :

a) les modalisateurs, indices de subjectivité (cf Fiche n° 10 et tableau de synthèse ; FMH, p. 80-81)
   Rem. : autres indices de subjectivité (T.A. , p. 52) :   
     - l'utilisation de guillemets pour mettre à distance un énoncé.
             Exemple : texte d'E.Badinter cité dans la fiche 12b.
     - l'utilisation d'italiques pour mettre en valeur un énoncé

b) les images : comparaisons et métaphores peuvent avoir une valeur argumentative (FMH, p. 169b)
La métaphore peut être , plus qu'un ornement, un outil de persuasion . Elle transfère l'énoncé abstrait dans un registre imagé, connu et accepté du lecteur, qui est incité à confonde la logique de l'image avec celle du raisonnement. Il en est de même avec la comparaison.
    Il faut donc s'interroger sur la véritable portée argumentative d'une métaphore : les rapprochements effectués ne résistent pas toujours à l'analyse. (BEL. p. 170)
II  Les indices d'organisation

1) La disposition typographique
   La disposition en paragraphe peut souligner les étapes du raisonnement, mais attention, ce n'est pas toujours le cas...

2) La logique du discours ; les articulations du texte argumentatif  (lire FMH, p. 85, 106) :

 a)  Connecteurs argumentatifs ( logiques ou chronologiques), explicites ou implicites.
Les relations logiques qui unissent les idées entre elles peuvent être marquées explicitement par des mots de nature grammaticale diverse appelés "connecteurs" (cf tableau de synthèse sur les "relations entre les idées") . Mais ils sont parfois peu présents ou même absents d'un texte argumentatif. Les relations logiques restées implicites sont alors à rétablir.
     REM. : valeur et emploi du "mais" . Il faut vérifier quels sont les éléments articulés par cette conjonction. Il peut s'agir  "des propositions grammaticales précédant et suivant directement le mais. (...) Il peut s'agir de segments beaucoup plus vastes. Quelquefois, c'est tout le développement qui précède ou qui suit mais, la conjonction reliant par exemple un paragraphe à un autre. Il peut également s'agir de segments qui ne précèdent pas directement le mais."(O.Ducrot, cité in  T.A., p. 20 ; voir exemples p. 68)
   Il faut aussi vérifier le sens de la conjonction "mais" : si elle indique ordinairement une opposition, elle est susceptible de se nuancer en fonction du contexte ; elle peut ainsi traduire une progression dans le discours : ce qui va suivre est encore plus important que ce qui précède. La conjonction signifie alors "bien plus". Exemple : texte de Jean Lacouture, "Journalisme et vérité", extrait du Courrier de l'UNESCO, sept. 1990, proposé dans les "annales zéro" des nouvelles épreuves du baccalauréat.
   Attention aussi à la différence entre "parce que " et "puisque" : puisque suppose deux énonciateurs ; il renvoie la responsabilité de l'assertion subordonnée à l'autre ou à une opinion générale. Exemple : "Je t'écoute, puisque tu as toujours raison" . (T.A. p. 20)

b)  Juxtaposition, coordination, subordination (lire FMH, p. 142)

3) Les formules d'introduction, de transition ou de conclusion (T.A. p. 56 ; FMH, p. 147)
  a) Exorde (BEL. p. 164, p. 168 mil.), "captatio benevolentiae" : L'exorde est une entrée en matière brève et percutante , propre à capter l'attention du destinataire et à lui inspirer de la bienveillance.
    De même la phrase d'ouverture présente brièvement le thème du texte et cet effet d'annonce fournit au lecteur une orientation préalable des plus utiles pour la compréhension de la suite.
b) Péroraison (BEL. p. 168 mil.) : le texte se conclut souvent par un résumé des principaux arguments et un appel aux sentiments.

III  Les indices lexicaux (FMH, p. 61)
1) Champs lexicaux opposés, contradictoires (BEL. p. 172 mil.)
        Il est fréquent que le locuteur confronte dans la même période deux champs lexicaux opposés, celui qui valorise sa thèse (mots de sens valorisant) et celui qui discrédite la thèse adverse (termes péjoratifs).

2) Réseaux sémantiques (Lire FMH, p. 427)
Un terme prend également sens par les relations qu'il entretient avec son contexte. Notamment un texte peut établir un jeu d'échos entre des termes dont les significations entrent en relation les unes avec les autres, constituant u réseau sémantique (à ne pas confondre avec le "champ sémantique").
 Le texte peut associer des mots que l'usage dissocie. Par opposition au champ lexical, il peut être paradoxal. (St.V.,p.157)
    "Si les champs lexicaux sont en quelque sorte transcendants au texte (et donc d'un repérage relativement sûr), la notion de réseau sémantique permet de rendre compte d'associations de termes plus mouvantes qui se réalisent dans un texte donné.
    Par exemple, le mot "autoroute", a priori argumentativement neutre, recevra une charge positive dans un texte qui, plaidant pour une culture universelle, l'associera à l'évocation de toutes les techniques qui permettent l'établissement de celle-ci. Inversement, il recevra une charge négative dans un texte qui fera l'éloge de la marche comme moyen d'une lente et patiente découverte du monde.
   Les réseaux sémantiques se construisent donc dans et par le texte lui-même ; en ce sens ils constituent un indice plus délicat à interpréter que les champs lexicaux, puisqu'ils supposent au moins un début de compréhension du texte."
  "Le réseau sémantique relève moins d'une analyse du lexique que d'une interprétation du texte. Le dynamisme caractéristique des textes argumentatifs se manifeste souvent dans le travail et les transformations des réseaux sémantiques." (Alain Boissinot, T.A. p. 57  et 87 ; voir exemples p. 87 )

lundi 20 octobre 2014

L'Ironie !!!!



Objet d’étude : Persuader, Convaincre, Délibérer

 

Zone de Texte: Un procédé de style pour persuader : l’ironie chez Voltaire – Le conte philosophique – Candide de Voltaire

( Source : Inventaire Voltaire, Editions Gallimard – Article  « Ironie » )

  1. Définition de l’ironie : C’est un procédé de style qui consiste à dénoncer la validité d’un énoncé en même temps qu’on le profère. L’émetteur refusant de prendre en charge et d’assumer la responsabilité de son propos.

  • La difficulté de l’ironie, c’est bien de déterminer s’il y a ou non ironie : l’émetteur assume-t-il ou non son propos ? S’exprime-t-il au premier degré ( auquel cas il n’y a pas d’ironie ) ou au second degré ( auquel cas il y a bien énoncé ironique) ?

  • L’ironie demande à être identifiée pour telle : il est utile de connaître les idées de l’auteur sur le sujet dont il traite, en termes ironiques ( ou non, c’est tout le problème de l’interprétation de l’énoncé ironique. CF. 6)

Ø  Candide – début du Chapitre III : Voltaire considère la guerre comme un des fléaux de l’humanité, l’expression la plus manifeste de l’existence du mal sur la terre. L’éloge affecté des « héros », la prétendue « légitimité » du massacre «  selon les lois du droit public » relève de l’ironie.
Dans ce deuxième cas par procédé d’antiphrase , c’est à dire en donnant à entendre que l’on pense exactement  le contraire de ce que l’on dit ( le droit, la loi, n’ayant été instaurés que pour prémunir le faible contre les abus du fort, ce à égalité de droits pour tous. )

  • Le secret de l’ironie réside donc dans la connivence établie avec le destinataire.

  1. L’ironie est l’arme du polémiste  ( celui qui manie l’argumentation polémique ) : Polein en grec : le combat - La polémique est une stratégie argumentative qui relève du combat d’idées et où l’on ne ménage ni ne respecte l’adversaire. Tous les coups, s’ils sont efficaces pour déconsidérer l’adversaire et donc ses idées, sont permis. ( Le registre polémique, catégorie de l’argumentation, est inscrit au programme de Seconde. Vous l’avez ou non traité, au choix de votre professeur étant donné l’étendue des programmes et la brièveté de l’année scolaire.)

  1. Chez Voltaire ironiser prévaut contre l’accablement : c’est euphorisant. Plaisir de secouer le joug des institutions contestées. Fonction compensatoire de la pratique de l’ironie.

Ø   Ex. Avant la Révolution, les privilèges indus de l’aristocratie, sa morgue vis à vis d’une bourgeoisie à laquelle Voltaire appartient, classe sociale montante et qui a pris conscience de sa valeur : elle détient au XVIII ° siècle l’essentiel du pouvoir économique, puisque l’aristocrate estime que travailler c’est « déroger », c’est à dire se déshonorer. Du pouvoir intellectuel aussi. Les philosophes des Lumières ont la sympathie parfois de la noblesse, mais celle-ci fait peu de cas de la littérature. Cependant c’est l’aristocratie qui détient encore, jusqu’à la Révolution, le pouvoir politique. La bourgeoisie relève du « Tiers Etat ».
Ø  Pour rappel, expérience malheureuse et marquante : le Duc de Rohan ou quand le mot d’esprit coûte cher : Rohan s’étonne : «  De Voltaire !?, Ce n’est pas un nom » -  Mon nom, Monsieur, je le commence où vos finissez le vôtre. » ( sous entendu : vous êtes le dernier rejeton d’une lignée qui s’éteint mais surtout le représentant d’une aristocratie décadente et donc moribonde). Bastonnade s’en suit, sort réservé aux valets, à ceux auxquels on ne fait pas l’honneur de régler l’affaire par un duel à l’épée, privilège exclusif de la noblesse.
Ø  Le baron de Thunder Ten Tronk – Candide, Chapitre I.

  1. L’ironie chez Voltaire vise à constituer avec le destinataire ( le lecteur) et aux dépens aux dépens de l’adversaire une communion dans le rire : la connivence sur les valeurs partagées.
Ex. Candide : - L’horreur de la guerre, de l’Inquisition…

  1. Ironiser pour Voltaire pour qui la communication, la sociabilité,
( Indifféremment en tant qu’hôte ou invité) sont des valeurs essentielles à sa conception de l’existence, c’est respecter les valeurs qui font la conversation à la française et qui fait alors figure de modèle pour l’Europe ( on y parle le français, au 18° siècle, comme on parle l’anglais aujourd’hui. On y copie avec zèle, aristocratie et bourgeoisie aisée confondues, notre « art de la conversation. » ) Il s’en suit que l’ironie procède d’un idéal mondain ( plaire en société).

Ø  Ironiser, c’est donc répondre aux exigences du bon goût : Il se manifeste, dans ce discours à demi-mot et où l’émetteur se tient en retrait par rapport à son propos, une pudeur qui préfère suggérer qu’exprimer. La figure de style qu’est la litote peut devenir dès lors un des procédés de l’ironie. ( Rappel définition : en exprimer le moins pour en signifier le plus).

Ø  Ex. Grivoiserie : « les expériences réitérées » dont Mademoiselle Cunégonde est le témoin involontaire mais néanmoins attentif, à la fin du chapitre I de Candide, considérant qu’elle « avait beaucoup de dispositions pour les sciences. »
Le badinage, ( le sujet n’est pas ici aussi grave que le problème de la guerre et du  fanatisme, les deux manifestations du mal sur terre dans le conte), relève d’une politesse qui consiste à laisser faire au lecteur la moitié du chemin : En d’autres termes, l’ironie chez Voltaire, c’est aussi offrir à son lecteur l’opportunité de se sentir intelligent.

Ø  La règle instaurée dans ce type de conversation, c’est la légèreté, voire la superficialité affectée : ne pas peser.
Ex. « Rien n’était, si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. »   ( Incipit du chapitre III )
Ø  La frivolité contrôlée dont l’ironiste est en mesure de faire preuve
( Puisqu’il ne se met pas en avant en choisissant de n’apparaître pas dans son propos ), s’oppose à la pesanteur des «  doctes » ( doctus = savant en latin), c’est à dire des érudits ennuyeux et pesants qui accaparent la conversation pour faire la leçon à l’auditoire rendu muet, avec, cela va sans dire, la plus lourde des maladresses qui soient en la circonstance. Vous avez reconnu le personnage de Pangloss que Candide finit par faire taire
 charitablement au final : remontrance sans ironie.

Ex. « Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal et de l’harmonie préétablie. » [ toutes questions auxquelles Voltaire estime pour sa part qu’il n’y a pas de réponse, considérant les bornes assignées à l’esprit humain par Dieu qui seul détient donc les réponses ; questions qui cependant suscitent depuis des siècles des débats selon lui aussi vains que prétentieux. ] Le derviche, à ces mots leur ferma la porte au nez.  » ( Chapitre XXX)

Ø  Il résulte de l’ironie comme idéal mondain et élément essentiel du « bon ton » ( et que Pangloss pour sa part s’obstine à ignorer ), un sentiment de supériorité dans cet accord des connaisseurs ( les gens bien appris ) aux dépens des sots. ( Pangloss est un personnage comique. )
Ø  Cela n’exclut pas bien sûr l’auto dérision qui libère l’émetteur de la tentation de la gravité ( l’esprit de sérieux de Pangloss)  :

 Ex. Chapitre III, la bataille où Candide est enrôlé de force dans les rangs bulgares: «  Candide qui tremblait comme un philosophe se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.»


  1. Ironiser, c’est affirmer chez Voltaire ( embastillé, puis banni par louis XV pour ses propos, ses écrits trop hardis dont il lui a fallu bien souvent publier anonymement à l’étranger, nier la paternité pour se sauver ) l’irrépressible liberté d’expression de l’esprit humain.

Ø  Le destinataire est laissé incertain tant l’ironie vise à déconcerter : Faut-il comprendre l’énoncé au pied de la lettre ou l’interpréter au second degré ? L’émetteur se ménageant dans son énoncé  tout loisir de nier l’intention qu’on lui prête afin de se protéger : ( Ex. « Je n’ai jamais voulu dire cela . Vous me prêtez de bien vilaines intentions ! » )

  1. Ironiser, c’est mettre l’horreur à distance : empêcher le mal d’obtenir une nouvelle victoire en terrassant l’esprit, autrement dit cette aptitude de l’homme à penser, qui le distingue de l’animal et fait qu’il n’est pas seulement instincts, besoins, pulsions; qu’il est aussi raison.

·         De Blaise Pascal, et que Voltaire a lu, ( XVII° siècle), cette définition de la dignité de l’homme dans Les Pensées : « L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. »

Ø  Le détachement apparent de l’ironiste lui permet de refuser l’entraînement de l’émotion, d’éviter l’affaiblissement du pathos ( ou quand les émotions court-circuitent la raison : Du même Blaise Pascal, et pour rappel à la définition de la distinction Convaincre / persuader : «  Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » )

 Ex. Voltaire ne méprise pas le recours au registre pathétique comme alternative à l’ironie: 

Ex. Chapitre III, le village abare mis à sac par les bulgares ou le descriptif des « horreurs de la guerre » : « Ici des vieillards criblés de coups… à côté de bras et de jambes coupés. »

Ø  Il l’associe cependant à l’ironie distanciée :
Ex. « C’était un village abare que les bulgares avaient brûlé selon les lois du droit public. » ( Formule d’introduction au passage cité ci-dessus).


Ø  Le mélange des registres, la diversité du ton font l’art du conteur dont la visée est de divertir et soutenir l’attention du lecteur.
Ø  Candide est un Conte philosophique : le conte imite l’oralité. Comme s’il était fait pour être narré en société ( Cf. 5),  la voix du conteur y tient une place essentielle dans l’énoncé.

  1. L’ironie Voltairienne est l’arme privilégiée d’un homme de foi : l’arme d’une lutte au nom d’un idéal bafoué : l’idéal de tolérance ( contre le fanatisme religieux et l’esprit de persécution qui anime l’homme contre son semblable).


Différence catholiques/protestants

Protestants, catholiques quelles différences de foi ...

mercredi 8 octobre 2014

Jean de Léry


Léry, « Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil », 1578
Présentation
(édition Garnier-Flammarion, « Etonnants classiques »)
LES GRANDES DÉCOUVERTES
Dès l’Antiquité, des marins Égyptiens ou Carthaginois explorent les côtes de l’Afrique, et de l’Europe, Alexandre le Grand atteint l’Indus et l’Asie centrale. Les géographes antiques nous ont laissé des descriptions. La chute de l’Empire Romain met un terme à ces expéditions, et aux découvertes scientifiques et géographiques ; mais l’idée que la terre est ronde, et que l’on peut atteindre l’Asie en partant des côtes de l’Europe, s’est ancrée dans les esprits.
Au IXème siècle, les Normands reprennent les expéditions, vers le Groenland, l’Islande et même le continent américain ; mais leurs découvertes n’ont aucune suite.
"Le Livre des merveilles"Enfin, au XIIIème siècle, renseignés par les Croisades, les Occidentaux entreprennent des expéditions vers l’Asie : elles permettent la découverte des Mongols et Marco Polo décrit, dans le Livre des merveilles (1295), les richesses de l’Orient.

 Au XV° siècle, le mouvement va s’accélérer pour plusieurs raisons
http://www.paraschool.com/education/ressources/grandesdecouvertes/flashcours/hist/cinquieme/5_hist_decouv_carte.swf
Il y a d’abord des causes économiques. A la fin de la guerre de Cent ans, le commerce reprend en Europe, et voit naître une grande bourgeoisie, par exemple dans des villes comme Lyon, Venise, Gênes, Bruges. Elle investit dans l’armement et la construction navale, et finance des expéditions maritimes. Les Etats, eux, ont de plus en plus besoin de monnaie, donc de métaux précieux. Enfin, comme en Espagne ou au Portugal, la noblesse reste essentiellement terrienne, les cadets des familles nobles, dépossédés par leurs aînés des terres familiales, souhaitent créer des seigneuries dans des terres lointaines.
caravelle-150x127A cela s’ajoutent des raisons scientifiques et techniques. Des savants découvrent des instruments qui vont permettre aux nouveaux navires, les caravelles, dotées de trois mâts et de cinq voiles, de naviguer de façon plus sûre, en calculant leur position, par exemple grâce à l’astrolabe. Les cartes maritimes, elles, se précisent. 
Enfin les causes politiques se mêlent au rôle joué par la religion. L’islam s’affirme dans son désir de conquête, les Turcs et les Arabes cherchant à avoir le monopole sur le commerce avec l’Asie. Cela éveille la volonté missionnaires des Eglises chrétiennes, qui entreprennent de convertir les peuples indigènes découverts. De plus, l’Espagne et le Portugal ont chassé les Maures de leur territoire ; ils ont alors les mains libres pour entreprendre des explorations maritimes.  Les Portugais explorent le pourtour de l’Afrique (Dias) puis l’Inde (Vasco de Gama), enfin Cabral arrive au Brésil et fonde Vera Cruz (1500). Des territoires sont accordés aux nobles, dès 1532 : ils fondent des comptoirs commerciaux. De même, les Espagnols (Christophe Colomb – 1493) voyagent vers les Antilles, et, peu à peu, les Conquistadores (Cortés, Pizarro) fondent un vaste empire en Amérique. A la fin des guerres de Cent ans, l’Angleterre, quant à elle, n’a plus que la mer pour construire sa puissance. Les Anglais se dirigent vers l’Amérique du nord, continent qui accueillera ensuite les quakers anglais persécutés, venus par exemple sur le célèbre « Mayflower ».
Les Français, plus au nord, découvrent le Canada (Jacques Cartier, 1534 – Champlain, 1608), puis ils descendent vers le Mississipi et la Louisiane. Ils cherchent aussi à exploiter les richesses de l’Amérique du sud. Entre 1555 et 1560, ils vont notamment tenter de s’établir au Brésil, zone commerciale très importante, surtout pour un bois particulier, d’où on tire un pigment rouge, couleur de braise, d’où son nom de « bois de brésil », dont on peut faire une teinture rouge très durable très prisée au XVI° siècle. C’est dans cette perspective que s’inscrit le voyage raconté par Jean de Léry.
L’AUTEUR
Son nom ne marque pas une originaire nobiliaire, mais simplement son lieu de naissance, le village de Léry où il est né, en 1536. Sa formation intellectuelle est très modeste, puisqu’il reçoit une formation d’artisan cordonnier. Il n’est donc pas, à proprement parler, un humaniste. Mais il est très jeune attiré par les idées de la Réforme, et part, à 18 ans, à Genève, afin de suivre les cours de Calvin.  
C’est à ce titre d’artisan qu’il part, en 1556, rejoindre la colonie, nommée « la France antarctique », installée en baie de Rio de Janeiro et gouvernée par le protestant Villegagnon. Le Brésil appartient alors au Portugal, et l’installation de cette colonie témoigne du désir de la France d’y prendre sa place. Mais Villegagnon renie le protestantisme, redevient catholique, et persécute les protestants qui sont venus avec lui dans la colonie, dont Jean de Léry. Ceux-ci sont alors contraints de quitter le camp français de Fort Coligny : ils se réfugient, pendant presque un an, dans un village des Indiens Toüoupinambaoults, avant de pouvoir reprendre un bateau pour la France. Ce sera la fin de l’implantation française au Brésil, que les Portugais vont récupérer.
À son retour en France, Léry devient pasteur, jusqu’à l’explosion terrible des guerres de religion. Chassé de Paris par le massacre de Saint-Barthélémy, en 1572,  il se réfugie dans la place forte de Sancerre, qui va être assiégée par les catholiques de janvier à août 1573. Il rencontre alors de nombreux pasteurs protestants, parmi lesquels certains sont de célèbres humanistes, ce qui va lui permettre d’approfondir sa culture. Mais ce sera surtout une expérience terrifiante car la ville assiégée connaît une terrible famine. Léry assiste à la mort de nombre de ses compatriotes protestants, et même à des scènes de cannibalisme dont son oeuvre se fait l’écho. C’est aussi à cette époque qu’il compose Récit d’un voyage fait en la terre du Brésil. En 1595, il part en Suisse, où il exercera comme pasteur jusqu’à sa mort en 1613.
L’ŒUVRE
frontiscipe-_-lery-109x150Elle a été écrite vingt ans après le retour de Léry du Brésil, alors que les guerres de religion font rage, et ce contexte va influencer la perspective du récit. On ignore, en effet, si Léry avait tenu un carnet de voyage dont il aurait pu s’inspirer. L’ouvrage se présente bien, cependant, comme un récit de voyage, en réponse à La Cosmographie universelle, celui publié en 1557 par le catholique André Thevet, car Léry veut corriger ses erreurs. Thévet n’est resté que quelques semaines au Brésil, et ses descriptions du pays et de ses habitants sont souvent fondées sur des récits de seconde main. Au contraire, Léry, lui, ne veut présenter que ce qu’il a lui-même constaté, faisant déjà un travail d’ethnologue en se voulant objectif. Mais il entend aussi répondre à l’accusation lancée par Thevet  qui affirme que ce serait à cause des protestants que le Brésil aurait été perdu… C’est pourquoi Léry accuse à son tour Villegagnon, devenu catholique, et compare souvent les mœurs des Toüoupinambaoults cannibales aux excès de l’occident, où les guerres de religion font rage. Cela introduit donc une part de subjectivité dans le récit.
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Portrait d'André Thevet
Ces deux auteurs ont donc connu une expérience similaire, mais tout les sépare, à commencer par leur religion, même si Thevet, moine franciscain, entretient d’assez bonnes relations avec les protestants malgré ses critiques. Leur source d’inspirationdiffère aussi, car Thevet, en digne humaniste, veut retrouver le modèle des récits de voyage antiques. Il ne recule donc pas devant le merveilleux, telle l’évocation de créatures étranges, ressemblant aux Amazones, aux sirènes ou aux cyclopes. Léry, en revanche, est nourri de la Bible. Pour lui, le Brésil des Toüoupinambaoults représente un Eden, mais dégradé car ces peuples, ignorant la Grâce, subissent davantage les conséquences du péché originel. Cependant, il semble que Léry s’inspire aussi de Thévet, en racontant des scènes identiques : récit de cérémonies religieuses, transes des femmes, comparées à des sorcières, une naissance… Mais, là où Thevet privilégie le récit minutieux, Léry, lui, cherche aussi à créer l’émotion, faisant davantage une œuvre littéraire.
L’oeuvre suit un ordre inspiré de la Bible. Léry commence par l’homme, la première des créatures et la plus proche de Dieu ; puis il dépeint les animaux de la terre (ch. X), de l’air (ch. XI) et de l’eau (ch. XII),  les animaux aquatiques n’étant même pas nommés par Adam dans le récit biblique. Enfin, il termine par les végétaux (ch. XIII). À l’intérieur de chaque chapitre, une double échelle détermine la classification : du comestible au vénéneux, et par ordre décroissant de taille. Mais il arrive à Léry d’oublier sa volonté explicative, par exemple quand il décrit sa peur panique devant un iguane ou un caïman de grande taille, ou quand il dépeint des « monstres » comme le paresseux et le coati.
Un des intérêt du récit de Léry vient du fait qu’en décrivant la vie des indigènes, il ne cesse de les comparer aux Européens. Dans cette comparaison, il se montre à la fois dogmatique, et ouvert. Il garde, en effet, de nombreux préjugés, essentiellement religieux : il n’hésite pas à décrire des aspects « sauvages », tel le cannibalisme. On le sent effrayé devant ces hommes primitifs, sans conscience du « péché ». Pourtant, paradoxalement, il témoigne à leur égard d’une forme de respect, car, souvent, ils se montrent plus raisonnables, plus hospitaliers, et même plus humains que les Européens, dont la violence est parfois plus gratuite.
En fait, la découverte de « l’altérité » conduit Léry à interpeller son lecteur, pour qu’il s’interroge sur ses propres comportements. On retrouve donc le « connais-toi toi-même », cher aux humanistes. C‘est pourquoi nous aborderons ce récit en nous demandant quelles interrogations sur l’homme provoque la rencontre entre le monde dit « sauvage » et le monde dit « civilisé.
L’exotisme dans le récit de voyage
L’ENJEU DU VOYAGE
Avant le XIXème siècle, et l’invention du « tourisme », on ne voyage pas pour le plaisir, mais pour des motifs puissants : pélerinage, quête de richesses, volonté de savoir, connaissance de soi… Pour Léry, l’enjeu est double, à la fois politique et religieux.
Il s’agit d’abord d’
implanter au Brésil, dans une partie que les Portugais n’ont pas encore conquise, une solide colonie française, la « France Antarctique » : Villegagnon est parti en éclaireur, les compagnons de Léry suivent, et, si le conflit n’avait pas éclaté entre ceux-ci et Villegagnon, il était prévu d’envoyer dans cette colonie de nombreux navires pour la peupler. De plus, cette terre doit fournir un refuge aux protestants persécutés d’Europe, et en particulier de France. Cela donne au voyage la dimension d’une mission chrétienne. Ainsi, le récit montre, à de nombreuses reprises, Léry qui tente d’expliquer le « vrai Dieu » aux Indiens, et de les persuader, sans grand succès d’ailleurs, de se convertir.
UN MONDE ÉTRANGE
Mais le voyage, c’est aussi la découverte d’un ailleurs, ici radicalement différent, d’où l’importance prise par les descriptions d’un environnement perçu comme étrange, mais aussi comme séduisant.
Les voyageurs ne sont pas accompagnés, comme ce sera souvent le cas lors de voyages de découvertes ultérieurs, de dessinateurs, et Léry lui-même ne sait pas dessiner. Se pose donc la question de la désignation et de la caractérisation de ce qui est inconnu des lecteurs (« il ne s’en trouve pas un seul en cette terre du Brésil américain, qui soit tout à fait semblable aux nôtres »), à une époque où n’existe pas encore de classification des espèces animales et végétales.
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Un tapir
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Le tatou
Léry commence souvent par donner le nom indien de ses découvertes, animale : « soo » pour les « bêtes sauvages » (p. 63),  « tapiroussou » (p. 64), « tatou » (p. 66), « arat » (p. 67), « ananas » (p. 74) ou « petun » (p. 76). Il est à noter que c’est ce nom qui, le plus souvent, nous est resté. Puis il va le caractériser en utilisant l’analogie, par comparaison avec les réalités connues de ses lecteurs : le tapir, par exemple, est décrit comme une sorte d’hybride, mi-âne, mi-vache (pp. 63-64) Certains de ces noms métissés nous sont aussi restés, tel le « poisson-chat ». Enfin, pour les lieux notamment, les voyageurs les nomment eux-mêmes : par exemple. si la rivière est nommé par son nom indigène (« Ganabara », p. 53), le rocher qui surplombe la baie de Rio, aujourd’hui appelé le pain de sucre, est alors désigné comme « le Pot de beurre » (p. 54).
Il y a surtout, chez Léry, le désir de faire partager aux lecteurs ses découvertes. Ainsi ses descriptions sont précises, exhaustives et font, le plus souvent appel à la fois à ce que le lecteur connaît, mais aussi à l’ensemble des sens, la vue, l’odorat, le goût. C’est le cas quand il évoque le fait de « boucaner » la viande, l’étrange tatou (pp. 65-66), ou la saveur de l’ananas (pp. 74-75).  Le voyageur est donc aussi un découvreur.
UN MONDE MERVEILLEUX
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L'ara
Il n’y a pas, chez Léry, de description de créatures fantastiques, irréelles, telles des sirènes ou des chimères… Cependant, on sent toute son admiration pour un pays qui prend des allures de paradis terrestre. On notera, par exemple le discours hyperbolique qui soutient la description élogieuse de l’ara (p. 67). Léry n’hésite d’ailleurs pas à s’impliquer personnellement: « on est ravi d’une telle beauté » (p. 68), « me semblent les plus excellentes » (p. 74). 
Mais ces descriptions conduisent aussi Léry à exprimer ses propres conceptions religieuses : pour lui il ne s’agit pas de « magnifier la nature », mais de rendre grâce à Dieu, « leur excellent et admirable Créateur » (p. 67). Il est donc divisé entre deux opinions (pp. 77-78). Il est, certes, il est tenté de considérer ce nouveau monde comme un nouveau paradis terrestre. Il conclut, cependant, qu’il ne peut en être un puisque les sauvages ne reconnaissent pas, à travers la sublime nature qui les entoure, la puissance suprême d’un Dieu unique créateur.
CONCLUSION
Sa séparation d’avec Villegagnon a transformé l’objectif du voyage pour Léry. Sachant qu’il ne va pas rester au Brésil pour fonder une colonie, il jette un regard nouveau sur ce monde découvert, préoccupé d’en rendre compte le pieux possible à son retour : peut-être a-t-il tenu un « journal de voyage » sous forme de notes, réutilisées ?
Mais il convient de ne pas oublier que ce récit a été écrit 20 ans après ce séjour au Brésil. Depuis son retour, Léry a vécu de douloureux moments, notamment en raison des guerres de religion. Cela explique sans doute que l’on sente son plaisir à se replonger dans ce monde magnifique, et même une sorte de nostalgie (cf. Chap. XXI, pp. 95-96).
Le portrait des Indiens
La description du monde sauvage = une démarche humaniste, à l’imitation des auteurs antiques, les cosmographes, tels le grec Hérodote ou le latin Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle, auquel il emprunte sa démarche, mais sans lui emprunter son goût pour le merveilleux. Léry s’en tient à une description objective, considérant le « sauvage » comme un être humain à part entière. C’est pourquoi il souligne son désir d’établir une vérité face à des récits fantaisistes : cf. pp. 58-59.
LEUR PORTRAIT PHYSIQUE
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La vision déformée de Vignon, 1594
En digne humaniste, Léry souligne que le « sauvage » appartient à l’espèce humaine, et Léry le souligne clairement : ils n’ont «  le corps ni monstrueux ni prodigieux par rapport au nôtre » (pp. 55-56), contrairement aux idées reçues.  Il refuse donc tout ce qui pourrait les rapprocher de l’animal : « loin s’en faut, comme quelques-uns le pensent, et d’autres veulent le faire croire, qu’ils soient velus ni couverts de leurs poils ». Il n’emploie d’ailleurs pas, dans les passages descriptifs, le terme « barbare », mais prend soin de les rattacher sans cesse à la « nature », ce qui les unit aux Européens, par exemple pour les femmes : « les femmes sauvages, lesquelles cependant, quant au naturel, ne doivent rien aux autres en beauté ».
C’est aussi pour cette raison qu’il décrit longuement leurs peintures rituelles, les ornements qu’ils portent : comme les Européens, ils ont un goût naturel pour la parure, et tirent parti de leur environnement pour embellir leurs corps.
portrait-des-indiens-99x150Le portrait est même tout à fait élogieux : ce sont des êtres robustes, en pleine santé (p. 56), et ils « sont seulement basanés, comme vous le diriez des Espagnols ou des Provençaux », autre façon de les rapprocher de ses lecteurs français. Enfin, dans le chapitre XII, consacré à « leur manière de pêcher », il souligne leur aptitude à la natation.
          

Mais le portrait est aussi, pour Léry, un moyen d’amener son lecteur à s’interroger sur lui-même, sur son monde dit « civilisé ». C’est ainsi qu’à propos de la nudité des femmes, en les comparant aux femmes occidentales (p. 61), elle tourne plutôt à leur avantage. De même, pour les petits enfants, il oppose le naturel des « sauvages » à ceux d’Europe, qui sont contraints dans leurs mouvements, « bien serrés et emmaillotés » (pp. 89-90).
Ainsi pour Léry il n’y a qu’une seule et même « nature » humaine, et rappelons que cela sera longtemps nié par les thèses racistes.
LEUR PORTRAIT MORAL
Sur le plan moral, le portrait qu’en fait Léry est plus contrasté.
D’une part, à plusieurs reprises, Léry fait l’éloge de qualités propres à ces peuples dits « sauvages ». Il signale, notamment, leur hospitalité, qu’il oppose à l’attitude de Villegagnon dans une parenthèse élogieuse (p. 51) et qu’il évoque plus longuement dans le chapitre XVIII (pp. 91-92). Il note aussi une forme d’harmonie dans leur société, alors qu’ils sont « conduits seulement par leur naturel, quelque dégradé qu’il soit » : (p. 91). Il ajoute à cela l’absence, en eux, de « passions » nocives (p. 56), apprécie le peu de poids qu’ils accordent aux biens matériels (fin chapitre XII, p. 70) et admire même la dignité qu’ils savent garder, même dans l’adversité (p. 82).
cannibalisme-150x127Mais Léry ne tombe pas dans une idéalisation de ces peuples, même s’il montre qu’ils ont conservé une forme d’innocence. Il reste lucide sur les réalités cruelles du monde « sauvage ». C’est essentiellement le cannibalisme qui lui fait horreur : cela revient comme un leitmotiv, dès sa première rencontre avec les Indiens Ouetacas (p. 50), et un chapitre entier lui est consacré, où il fournit les détails les plus horribles. N’oublions pas la dimension religieuse : détruire un cadavre, c’est empêcher sa résurrection. Le cannibalisme est bien un des signes que les Indiens sont damnés.
Mais, sur ce point aussi, l’observation de ces peuples indigènes le conduit à des interrogations sur les Européens. Le chapitre XV, qui évoque des cas de cannibalisme horribles lors des guerres de religion montre que ces derniers sont tout aussi capables de cruauté.  Aux yeux de Léry, il n’y a donc pas vraiment de « Bon sauvage », comme il en existera pour Bougainville et Diderot à Tahiti ou pour Rousseau. Le « sauvage » est surtout le médiateur qui lui permet de jeter un regard critique sur sa société, comme le feront après lui Montesquieu dans les Lettres persanes ou Voltaire dans l’IngénuLa barbarie est aussi en Europe.
CONCLUSION
Même s’il insiste sur tant de rapprochements entre le « sauvage » et le « civilisé », on perçoit chez Léry des hésitations face à ses découvertes sur les Indiens. Jamais il ne tranche de façon catégorique, comme le montre la fin du chapitre XXI, à la page 96. Chaque chapitre apporte un regard qui complète une image changeante et complexe. C’est cette qualité, cette volonté de ne pas réduire l’autre à un unique aspect, bon ou mauvais, qui a provoqué l’admiration de Claude Lévi-Strauss, grand ethnologue du XX° siècle, qui part à son tour au Brésil avec l’ouvrage de Léry avec lui, qualifié de « Bréviaire de l’ethnologue » : la volonté de dépeindre l’autre dans toutes ses différences, le plus objectivement possible.
Ce portrait des Indiens du Brésil apporte, au XVI° siècle, un témoignage essentiel au regard que l’homme porte sur lui-même : les excès des peuples indigènes renvoient les Européens à la mesure de leurs propres excès. Ainsi s’explique le va-et-vient permanent de Léry entre ses observations sur le Brésil et l’évocation des comportements de ses compatriotes, qui conduit à une remise en question de la société occidentale et de ses valeurs. Pour l’humaniste qu’est Léry, l’Autre me tend un miroir dans lequel je me regarde moi-même. Et cette expérience, unique et authentique, vaut plus que tous les discours théoriques : pp. 42-43.